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    Mathieu

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    Source : Fragil - Visa pour l’initiation

    Visa vacances-travail : un bien bel oxymore. S’il fallait remédier à cela et renommer ce visa, on ferait tout de suite appel à Franck Michel. Lui, l’anthropologue spécialiste du voyage, propose une définition qui tient aussi en deux mots : quête initiatique. Une telle année en Nouvelle-Zélande, selon lui, contribue grandement à la construction de soi-même, mais aussi de son rapport à l’étranger. Une expérience qui réjouit aussi cet essayiste prônant le voyage comme une exploration intime et collective. Notre société propose beaucoup de choses aux jeunes pour qu’ils puissent partir à l’étranger (Erasmus, césure dans les écoles, volontariat). Cela donne l’impression qu’on attend beaucoup d’eux, qu’ils fassent l’expérience de l’étranger. Vous pensez que nous évoluons dans la notion de voyage initiatique…

    Publié le 6 avril 2012 Benjamin Mocaer

    Benjamin Mocaer : Notre société propose beaucoup de choses aux jeunes pour qu’ils puissent partir à l’étranger (Erasmus, césure dans les écoles, volontariat). Cela donne l’impression qu’on attend beaucoup d’eux, qu’ils fassent l’expérience de l’étranger. Vous pensez que nous évoluons dans la notion de voyage initiatique…

    Franck Michel : Effectivement, je pense qu’aujourd’hui, on est dans une sorte de retour au rite. Vous vous rappelez du Grand Tour, au seizième siècle, cette initiation pour les jeunes qui découvraient l’Italie, l’Allemagne romantique, etc. Aujourd’hui c’est un peu la même chose pour cette population qui a besoin, pas seulement d’avoir un peu de dépaysement, mais aussi un peu de rêve, d’utopie et de repères.


    C’est un épisode qui n’avait pas cas il y a trente ou quarante ans, où la situation est différente. Évidemment cela ne se fait pas du tout avec les mêmes pays. L’Europe est en déclin, ce n’est pas un scoop. Les jeunes ne vont pas aller en Allemagne, en Italie ou en Grèce. Ils vont se diriger beaucoup plus vers les pays émergents, pas seulement en Nouvelle-Zélande ou en Australie dont on parle beaucoup. Cela va être l’Inde, le Brésil, la Chine, qui sont très porteurs, ou encore la Russie. Je le vois avec mes étudiants d’il y a quelques années.

    Pourquoi c’est très bien pour le jeune ? Parce que sur son CV, c’est très efficace d’avoir voyagé beaucoup. Quelqu’un qui a 25 ou 30 ans, quand il revient, il peut montrer ainsi qu’il disponible, flexible, mobile. Par rapport au monde libéral et à la mondialisation, c’est valorisant. Avec tous les stages, les mutations au sein des entreprises, on voit combien la mise à l’épreuve dans le cadre du voyage est importante.

    On voit aussi de plus en plus d’expatriations temporaires, pour six mois, un an, quatre ans, au sein même des entreprises. Donc ce ne sont pas seulement les étudiants… A un moment donné il faut des rites d’initiations pour les jeunes et les moins jeunes, mais aussi prendre une une bouffée d’oxygène, sortir de notre carcan. Quand a le sentiment d’être à l’étroit, de ne pas évoluer, pas uniquement en perspective de carrière mais de cheminement de soi…

    Quelle différence faites-vous entre cette génération de voyageurs dont on parle, les gens qui ont vingt ans, et celle de leurs parents ? Par exemple en terme de représentation de l’étranger et de mythe du voyage…

    Pour généraliser un peu, on a eu des générations qui ont pas mal voyagé, les beatniks et les hippies. Ça a commencé dans les années 50 avec Bouvier puis Kerouac, et encore après avec Woodstock. Cette génération-là a inspiré nos parents et nos grands-parents. A l’époque, on partait pour tout autre chose.

    Ce qui a changé, c’est que ce n’est plus la prise de route qui est fondamentale. A part pour certains jeunes en déshérence, qui se cherchent un parcours plus alternatif, plus décroissant ou anarchiste. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que la majorité des gens sont dans une quête de sens, de repères. Au contraire d’il y a vingt ou trente ans, où les gens savaient pour quoi ils partaient.

    A tous les niveaux on va chercher des expériences extraordinaires, parce que tout simplement on s’ennuie
    Aujourd’hui, on va chercher à l’étranger des réponses qu’on n’a plus chez nous. Cela va être avec la spiritualité, qui est un très bon exemple sur lequel j’ai travaillé : comment les femmes de 50 ans ou les jeunes de 20 ans vont chercher dans le bouddhisme une expérience spirituelle… Ça peut être aussi chamanique, psychanalytique, toxicomaniaque ! A tous les niveaux on va chercher des expériences extraordinaires, parce que tout simplement on s’ennuie.

    Ce qui m’apparaît important, c’est le fait de « rentabiliser », de rendre efficace le voyage, d’où l’essor de tout ce qui est aux marges, de ce qui est entre tourisme et business. Le tourisme humanitaire en est un exemple flagrant qui montre qu’il faut voyager utile : on ne peut pas voyager pour le fun, sinon ça veut dire qu’on est un oisif, un feignant ou un routard. Aujourd’hui, il faut montrer qu’on part pas pour glander, qu’on part pour faire quelque chose d’utile. Comme sauver la planète, ou encore – et c’est là une forme de néocolonialisme dans l’expatriation – qu’on part pour soi-disant aider, soi-disant servir à quelque chose, ce qui est souvent très discutable.

    Vous accordez souvent une grande place au nomadisme dans le voyage, à son caractère autonome, à l’errance. La vie des pvtistes peut ressembler à une sorte d’idéal à la Kerouac, sur la route… Ils vont de petits boulots en petits boulots, entre lesquels ils intercalent des phases de découverte. Cela correspond à votre vision du voyage ?

    Juste, ce qui me paraît important, ce sont des choses comme le couchsurfing, le wwoofing. Ce sont deux choses nouvelles, on n’avait pas ça il y a trente ans, on ne voyageait pas de cette manière. Elles ne se pratiquaient pas de la même manière. Ce côté là est très important aujourd’hui, et ce qu’il est intéressant de voir, c’est qu’ainsi il y a une part de rêve, une part d’utopie qui naît avec certains jeunes. Sans trop insister, il y a là un retour au mouvement beatnik. Les gens vont tellement mal ici, certains jeunes en particulier, que du coup ils font des choix de vie réellement alternatifs ! Qu’ils soient diplômés ou pas ce n’est pas tellement le problème.

    Les gens vont tellement mal ici, certains jeunes en particulier, que du coup ils font des choix de vie réellement alternatifs !
    Je le vois avec mes étudiants. A un moment ils réfléchissent : à soit rentrer dans le système, trouver un travail, se sédentariser, et partir en voyage de temps en temps. Soit ils font des choix réellement alternatifs. Ils se disent : « je ne suis pas marié, je n’ai pas de gosses, je n’ai pas d’attaches trop fortes, c’est le moment de partir deux ans ». C’est ça qui est important aujourd’hui. Quelqu’un qui a un peu un esprit d’ouverture, de curiosité, une envie d’expérience personnelle, vers 18 ou 19 ans, se dit qu’il faut faire le grand saut.

    Et à un moment, quand on a goûté à ça… Les jeunes vont se retrouver dedans pour essayer de vivre par le voyage, par l’expatriation, par l’aventure. J’étais d’ailleurs à un festival il y a quelques semaines, avec des écrivains-voyageurs en herbe. Chacun va essayer de trouver les moyens – peut-être que vous et moi c’est pareil – pour trouver l’harmonie entre nos envies de vie et le besoin économique qui est un impératif.

    C’est quelque chose qui taraude énormément les gens qui quittent l’université, là où se passent les rites d’initiation, avant de rentrer réellement dans la vie active. Autrement dit : se poser pour rentrer dans une vie dont ils n’a pas forcément envie ; famille, profession, une sédentarisation parfois oppressante. Vous le voyez bien si vous faites une étude avec des masters 2, il y a après une période très intéressante, où ils se demandent s’ils ne vont pas faire un deuxième master 2 : ils ont peur de rentrer dans la vie active. Mais ils ont aussi peur de partir. Je crois qu’on est une société qui vit sur la peur.

    Entre le voyage et l’intégration durable, quels sont les caps à passer selon vous, et leurs écueils ?

    En général, les six premiers mois, ça se passe bien. On est dans l’euphorie. L’euphorie de l’installation, de la découverte, de la culture, de l’altérité quand elle est radicale – c’est différent si l’on va au Québec ou en Nouvelle-Guinée ! On est dans une joie que l’altérité peut provoquer. Et après survient le blues. C’est difficile de généraliser, c’est un phénomène individuel, au cas par cas. On peut arriver à voir des gens qui font d’énormes efforts, parce qu’ils ont la capacité de le faire : l’intégration n’est pas vraiment une question de volonté, plus de capacité.

    Je connais beaucoup de gens qui me disent : j’aimerais m’installer ici où là, découvrir tel pays… Mais ils n’en ont simplement pas la capacité. Ils feraient mieux de rester en Auvergne, tranquillement, plutôt que d’aller habiter dans des endroits où en voulant se faire du bien ils vont se faire beaucoup de mal.

    Après, il y a aussi des cas plus positifs. Je le vois avec les jeunes, mes propres étudiants. Ce qui me fait plaisir, c’est de voir une petite minorité, très dynamique, très courageuse, très forte, qui arrivent à aller très loin. D’une façon beaucoup plus efficace qu’il y a vingt ou trente ans. C’est une minorité qui a eu un déclic, presque un « choc psychologique » durant leur enfance, leur adolescence, leurs études par rapport au voyage, par rapport à l’autre, à l’Histoire. A titre d’exemple, les enfants d’immigrés.

    Ce déclic, ils l’ont et ça peut leur donner une ouverture d’esprit absolument géniale. C’est un type de personnes que l’on peut rencontrer parfois en voyage, avec les expatriés de longue date. Ça peut arriver après juste quatre mois, mais ça dépend complètement de la personne et de sa capacité à gérer l’altérité extrême. Le déclic dépend aussi des pays : gérer l’altérité dans un pays comme l’Inde, qui est l’archétype du décalage, ce n’est pas simple du tout.

    Propos recueillis par Benjamin Mocaer