Une petite chronique de voyage, que je trouve vraiment intéressante, pour découvrir le quotidien à Singapour !


Une amie, guide pour une agence de voyage en Asie, m'avait raconté comment un jour elle avait perdu patience lorsque, pour la énième fois, un touriste au milieu de la forêt des tours de Hong Kong lui avait demandé : «Mais où est Chinatown? - Mais partout ! Ouvrez les yeux ! Il n'y a que des Chinois ici ! À Londres, est-ce que vous demandez où se trouve le quartier Anglais ?»

A Singapour, en revanche, il y a bien un quartier dénommé Chinatown, même si la ville est à 70 % chinoise. Quand on descend dans la station de métro qui porte le même nom, on découvre sur les quais, gravé dans le sol de granite, un poème en calligraphie chinoise semi-cursive : « La nébuleuse tournoie en une danse autour de la rivière Sud ; l'équateur fonce à travers un chant vers le bord de mer.» Une note à ce premier verset est inscrite sur le mur de la station: « Le plan de Singapour, dessiné en 1823 par le lieutenant Jackson conformément aux recommandations de Raffles, montre les quartiers spécialement réservés aux divers groupes raciaux : Chinois, Européens, Malais, Indiens. Chinatown étendit ses racines au sud-est de la Singapore River. » Cette calligraphie, ainsi que la grande fresque qui lui fait écho, est l'œuvre de Tan Swie Hian, le plus célèbre peintre de Singapour. La poste singapourienne a édité une série de timbres à l'effigie de ses peintures : Panthère noire, Eléphant Blanc...


Dans le quartier de Geylang, un collectionneur a construit un musée consacré exclusivement à ses œuvres. Dans le sol en ciment du musée, Tan Swie Hian a calligraphié un long poème : Les Echecs de l'Esprit. On peut en lire le texte intégral, c'est-à-dire les règles du jeu, en grimpant jusque sous la charpente de l'édifice où sont disposées les pièces géantes en céramique. Une des règles stipule : « L'esprit peut être un pavot ou un lotus ; qu'il soit poison ou sagesse, cela dépend d'une simple pensée du joueur.» Il y a quinze ans, Tan Swie Hian m'a offert son amitié éclairée. Depuis, chaque fois que je passe par Singapour, il m'emmène la nuit dans un vagabondage gastronomique inédit, et c'est ainsi que, d'année en année, j'ai appris à aimer Singapour.


Singapour a toujours été une escale obligée sur ma route entre Paris et Java. Non seulement parce que la plupart des avions s'y arrêtent avant de reprendre leur course sur Jakarta. Mais aussi et surtout parce que Singapour constitue un sas de décompression avant de pénétrer dans le dédale insensé des îles indonésiennes.

On est déjà dans le lointain Orient, mais en apparence encore dans cet Occident qui a cru pendant longtemps avoir seul inventé la modernité. Or Singapour est depuis quinze ans plus moderne que Paris, Londres ou New York, si on entend par modernité le développement technologique au service de l'éradication de la pauvreté. On n'est plus dans l'hémisphère Nord, mais pas encore dans l'hémisphère Sud. On est un funambule sur le fil de l'équateur. On est au point d'équilibre de tous les mondes.

On y parle quatre langues dans une polyphonie annonçant le village global : malais, mandarin, tamoul, anglais. On est déjà atteint par l'odeur laiteuse et fermentée du durion (fruit pouvant atteindre 5 kg au goût particulier : un fond de camembert avec des nuances d'ail et d'ananas), mais cette odeur reste confinée aux rues de certains quartiers populaires ou à l'haleine individuelle, car le transport de ce fruit dans le métro est strictement interdit. Il existe une pancarte signalétique à cet effet. L'air conditionné glacé dans tous les bâtiments publics et les centres commerciaux refroidit les velléités d'expansion de la jungle, mais celle-ci croît sur les ponts autoroutiers et dans tous les espaces aérés de la ville. Les jardiniers la laissent déborder juste assez pour créer l'illusion d'une nature à l'état libre, mais la brident dès que, par sa démesure, elle réveille chez l'homme la grande terreur des bêtes sauvages. C'est cette jungle civilisée qui fait de Singapour la métropole la plus verte du monde.


Ceux qui reprochent à Singapour sa propreté maladive n'ont qu'à aller se promener par exemple dans le quartier de Whampoa, autour du marché de ­Kimkeat Road, où ils trouveront des contre-allées jonchées d'ordures qui font le régal des corbeaux, des chats de gouttière et de quelques rats esseulés, ou bien le long du canal nauséeux à souhait dont l'alimentation en eau varie avec la marée.

Ils apprécieront ensuite les berges impeccables de la Singapore River, entièrement restaurées selon une architecture inventive et ludique, particulièrement au niveau de Clarke Quay, l'ancien quartier des coolies misérables qui débardaient la marchandise sur le port. Qu'ils marchent ensuite jusqu'au nouvel espace culturel en forme de durion, géant mais inodore, posé sur l'esplanade au bord de la baie. De là, ils apercevront les premières îles de l'archipel indonésien, à moins d'une demi-heure de ferry. Là-bas commence un nouveau monde fait de désordre, de piraterie, de feux de forêts, l'anti-thèse apparente de Singapour, qui profite cependant de ce dérèglement général en achetant le sable des îlots les plus proches pour combler ses polders et en vendant à l'élite indonésienne richissime ses condominiums, ses chambres d'hôpitaux et ses places d'étudiants dans ses écoles de management.

En 1994-1995, Tan Swie Hian m'invita plusieurs fois de Java à Singapour pour traduire en français ses fables qu'il publiait périodiquement dans un quotidien taiwanais. Il me réservait une chambre dans un hôtel non loin de sa maison, le seul établissement du coin à ne pas être un hôtel de passe. C'est ainsi que je découvris le quartier de Geylang, avec le jour ses épiceries et ses quincailleries malaises, et la nuit ses prostituées et ses restaurants bruyants sur les trottoirs jonchés de carcasses de crabes.


Après notre journée de travail, Tan Swie Hian m'emmenait dans son grand vagabondage gastronomique. Tel l'homme aveugle d'une de ses fables, nous pénétrions dans la maison de thé, «la lavande lovée dans les feuilles, le géranium dissimulé sous le couvercle de la théière, la myrrhe sous la table, et le romarin, le citron et la fleur d'oranger, tous sortaient précipitamment pour s'étreindre les uns les autres et former une senteur fraîche, revivifiée par l'eau de source chaude s'écoulant dans nos tasses». Puis avec un ami avocat, nous traversions le bras de mer et allions sur l'île de Sentosa manger des concombres de mer sans doute attrapés par des pêcheurs indonésiens clandestins dans les eaux territoriales australiennes. L'ami avocat parlait de la corruption du clergé bouddhiste et des bienfaits de méditer seul chez soi. Vers minuit, nous regagnions la ville pour déguster dans une pâtisserie de Geylang des gâteaux malais au soja noir.


Depuis la mort de sa mère et de son vieux chat, Tan Swie Hian a installé son atelier dans deux salles de classe d'une ancienne école près de Telok Kurau road, un quartier résidentiel excentré et désert la nuit. C'est là qu'il m'invite à le rejoindre, tard le soir. Parmi des toiles en chantier, des piles de livres, quelques bonnes bouteilles de vin et un petit autel bouddhiste, nous mangeons tranquillement du raisin tandis que dans l'atelier, à l'étage au-dessus, Raymond Lau, un jeune peintre de talent, mais atteint d'une mal psychique étrange, se frappe sans cesse le corps en hurlant.


A deux heures du matin, nous partons tous les trois manger dans un "hawker center" le meilleur rojak de Singapour : une salade de concombre, graines de soja, radis blancs et mangues vertes sautés dans une pâte aux crevettes et une sauce aux cacahuètes. L'homme qui tient ce stand a fait fortune, mais il est toujours là, tard dans la nuit, dans sa cuisine miniature, sous les regards d'une foule de clients, à hacher minutieusement ses fruits et ses légumes.


Elisabeth D. Inandiak
Source : Dans la jungle civilise de Singapour