Discussion: Petite anecdote inutile sur mon quartier juif...
- 03/04/09, 16:47 #1Une poche de papier recyclé dans la main droite, je quitte mon fournisseur habituel de viennoiseries et reprends, pour de bon cette fois, ma course effrénée dans une Montréal glacée. La faim accélère mon pas et nourrit ma précipitation. Un feu rouge coupe rapidement mon élan, m'oblige à m'arrêter, et laisse l'opportunité au froid d'envahir mes jambes. De telles températures, c'est à vous donner envie de courir sans jamais s'arrêter. Qu'importe, le feu opposé est vert et sans perdre une occasion de traverser je passe de l'autre côté de la rue. Elle est large, la rue Saint Viateur, et de gauche comme de droite l'on se sent emporté par l'élan des travailleurs courageux qui rejoignent le labeur à pied. Je me rends compte alors, et prends note, que ce matin cette grande artère du quartier Mile End me semble un peu trop familière. Serais-je déjà capable de l'imaginer les yeux fermés ? Attention, une fois de plus un feu se met en travers de ma route. C'est alors que je décide de prendre la première sortie sur le côté, afin d'échapper pour de bon à ces perturbateurs de marcher tout droit. Le moment est venu d'apprécier le calme d'une journée qui prend sa place, et de se laisser porter par une rangée de maisons typiquement montréalaises. Plus que semblables, elles reposent toutes sur un escalier en métal habillé de neige et sont si parfaitement alignées que si l'une tombe, elles tomberont certainement toutes avec elle.
J'entre ainsi dans la rue Jeanne-Mance, en plein cœur de mon quartier, cosmopolite, surprenant, et juif depuis plus d'un siècle.
Lire sur le chemin du travail permet de s'échapper un instant dans un autre univers et d'oublier que l'on vit dans un monde où les voitures ont pris bien trop de place. Je tente alors de reprendre la lecture que j'avais commencée avant que la faim ne me gagne, mais j'aurai peine à dépasser la première ligne avant que l'intrigue ne s'installe. Il y a dans cette ruelle comme un silence qui n'a pas sa place, une apparence trompeuse et un décor a priori normal, mais qui me cache quelque chose.
Deux maisons sur trois semblent endormies. Il est tôt et les plus âgés sont déjà sur la route, laissant sans scrupule derrière eux un foyer immobile mais chaud, qui les attendra jusqu'au soir et leur ouvrira la porte comme si de rien n'était. Un peu plus loin de là, j'aperçois celui qui ne va pas tarder à partager un court espace-temps avec moi. Il s'agit d'un petit être insolite, tout vêtu de noir et posté au garde-à-vous sur le trottoir. Derrière lui et suivant une ligne imaginaire parfaitement droite, se trouve un de ces escaliers habituels, aux marches remplies de neige et de traces de pas, et couronné d'une porte bien fermée. Abandonné au triste sort de devoir se rendre à l'école, le petit homme ne doit pas avoir plus de huit ans. Fidèle à la chaussée et silencieux, il a le regard perdu dans le caniveau comme s'il s'y inventait des mondes.
Notre petite masse immobile avale toute la lumière du jour et l'emporte avec elle dans une contrée lointaine de la pensée juvenile, si jeune et à la fois si obscur, l'enfant est habillé de noir, de son sac à dos, son manteau, son écharpe, ses chaussures, à la toque qu'il porte au sommet de son crâne, faisant de lui une présence fantomesque dans cette absence totale de couleur. Ou presque. Une seule touche en effet se détache du portrait, c'est cette superbe chevelure d'un roux vif et rebelle, auquel il n'a rien pu être fait pour atténuer le reflet naturel.
Je m'approche doucement de lui mais il ne bouge pas d'un pied, comme si ma présence avait le poids d'un insecte et tout aussi peu d'intérêt. Je ralentis mon pas jusqu'à voir de près sa chevelure rousse et le blanc immaculé de son cou. Nous sommes là en présence d'un exemple d'une hygiène capillaire parfaite et minutieuse, à la limite du fétichisme. De plus près encore je reconnais la coiffure traditionnelle que porte les juifs orthodoxes du patelin, c'est-à-dire les cheveux assez courts en arrière et deux très longues tresses de chaque côté du visage, comme deux bâtons parallèles enroulés sur eux-même. Certains portent des toques de poils impressionnantes sur la tête mais il faut certainement mesurer plus d'un mètre et demi pour ne pas avoir à la ramasser par terre à chaque instant. Notre personnage quant à lui n'a pas dû vivre assez longtemps pour que ses deux petites tresses rousses atteignent la taille requise, mais l'allure est tout de même unique et l'effet réussi.
.......... suite de l'anecdote inutile ici : Céligne
- 03/04/09, 16:59 #2Quel récit !
Tu as un certain don pour l'écriture. Très factuel mais excellemment mise en valeur, ton anecdote est très prenante.
J'avoue que j'ai fait un petit bout de chemin avec toi dans la rue Jeanne-Mance.
Amicalement
- 03/04/09, 19:10 #3
- 03/04/09, 21:01 #4Je m'y suis également glissé, la curiosité étant un vilain défaut
Merci de nous avoir fait partagé ça ! Et avec style
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