Immigration française au Québec
Aller-simple pour les problèmes?
Par Fannie OLIVIER
(Paris - 28/01/2007) Le logement de Virginie et Ronnie est perché tout en haut de longs escaliers étroits en colimaçon. L'appartement, situé dans un quartier populaire près de Gare du Nord, est mansardé et minuscule, la peinture est défraîchie, la moisissure s'est installée sur les murs. Devant tant d'étroitesse, le visiteur ne peut qu'être frappé par trois affiches que les locataires ont épinglées aux murs. Comme un bol d'air frais dans cet espace renfermé, elles illustrent les grands espaces du Québec selon les saisons. « Faire sa vie au Québec » est le slogan qui trône au centre de l'affiche. Et pour le jeune couple français, c'est un nouveau mantra pour échapper à la banalité de son quotidien parisien.
Elle a fait une école de commerce mais n'a pu trouvé qu'un petit emploi d'hôtesse d'accueil. Il a une licence d'anglais mais rêve avant tout de devenir illustrateur. Ils veulent fuir un pays qu'ils jugent sans avenir. Du moins, pour eux, professionnellement. En septembre prochain, ils prendront tous deux l'avion pour Montréal, capitale économique du Québec, pour tenter leur chance, comme bien d'autres l'ont fait avant eux, en Amérique francophone. Leur billet est un aller-simple : ils espèrent s'établir pour toujours dans la province canadienne qui les fait rêver. Et ce, sans y avoir encore jamais mis les pieds.
Chaque année, de 3000 à 4000 Français décident comme eux de s'établir de manière permanente au Québec, selon le ministère de l'Immigration du Québec. À ce chiffre, on peut ajouter 7000 Français qui arrivent avec un visa temporaire, et plus de 5000 avec un visa étudiant. Mais le rêve québécois tourne parfois au cauchemar puisqu'ils sont des centaines à revenir chaque année en France, essuyant l'échec de l'immigration.
Un vrai débat fait rage en ce qui concerne le nombre exact de retours. La Délégation du Québec en France, l'institution chargée de recruter des immigrants, soutient que 18 à 20 % des Français seront de retour dans les cinq ans qui suivent leur immigration. Or le démographe Marc Termotte juge ces chiffres très inférieurs à la réalité. « Un Français sur deux qui décide de s'établir définitivement au Québec reviendra en France dans les huit ans qui suivent son immigration », avance le professeur de l'Université de Montréal, qui a basé son étude sur les recensements de 1996 et de 2001. Si la Délégation du Québec arrive à un taux de retour plus bas, c'est parce qu'elle ne se base que sur les changement d'adresse des détenteurs de carte d'assurance-maladie. « Ceux qui quittent le Québec doivent en principe remettre leur carte. Or rare sont ceux qui le font. Même mon fils, qui est rentré en Europe cette année, a oublié de le faire! »
Virginie et Ronnie connaissent ce débat autour du nombre de retours, et s'ils savent que, peu importe la méthode de calcul, il est relativement élevé, cela ne parviennent pas à les décourager dans leur projet d'immigration. « Quand nous serons partis, nous serons enfin libérés, enfin biens. En France, il y toujours quelqu'un pour te mettre des bâtons dans les roues. Ce cadre de vie déprimant, on n'en peut plus! », soupire Virginie, 24 ans. Et comme tous ceux qui partent dans l'espoir de ne plus revenir, elle a la certitude que Ronnie et elle feront partie de cette moitié de Français qui réussissent leur immigration.
Montréal avant tout
Montréal est la première destination non-européenne des expatriés français. Il y a plus de 40 000 Français vivant à Montréal (sur une population totale d'environ 2 millions d'habitants) inscrits au registre de la Maison des Français à l'étranger qui est rattachée au ministère des Affaires étrangères français. C'est deux fois plus qu'à New York ou Los Angeles, et près de quatre fois plus que Sydney, bien que ces trois villes figurent aussi dans le palmarès des villes les plus appréciées des Français.
Par ailleurs le nombre de Français qui s'établissent à Montréal est en nette progression. Toujours à partir des chiffres de la Maison des Français à l'étranger, on observe que le nombre de Français à Montréal a bondi de 47% de 2000 à 2004. En comparaison, le nombre de Français à New York a cru de seulement 8,8% pour les mêmes années.
Valérie Lion, journaliste à l'hebdomadaire français L'Express, s'est attardée aux relations franco-québécoises dans son livre Irréductibles Québécois. Elle explique l'attirance des Français pour la province de cette façon : « Désormais une nouvelle génération d'émigrants français tente l'aventure. Souvent une aventure personnelle, par amour du Québec ou d'un(e) Québécois(e), ou tout simplement par réalisme : le Québec offre en effet un espace en français où tout est encore possible et où les immigrés sont les bienvenus. Il apporte aussi une bouffée d'oxygène à des citoyens déçus par les blocages et les ratés de la société française. » (Irréductibles Québécois, éditions des Syrtes, 2004, p. 21.) Même l'ancien premier ministre français Alain Juppé a choisi d'aller y prendre l'air en 2005-2006 pour un an...
Un site Internet refuge pour désillusionnés
Or si le Québec est perçu si positivement, pourquoi un si grand nombre de Français quittent-ils le Québec après avoir tenté de s'y établir ? Internet est riche en indices qui permettent d'avancer des réponses à cette question. Sur le site immigrer-contact.com qui dénombre plus de 6000 membres actifs, on ne compte plus les témoignages de Français qui n'ont pas trouvé ce qu'ils cherchaient en choisissant le Québec. Et qui sont très amers. Le Québec y est décrit comme une société matriarcale (« Féministan ») aux infrastructures déficientes (« Kébekistan »). Les Québécois y sont dépeints comme des « racistes intolérants » parlant une langue périmée et incorrecte et se complaisant dans leur ignorance, souffrant d'un complexe d'infériorité les poussant à détester « les maudits Français ».
Mais sous ces commentaires virulents frôlant le racisme se cache un véritable phénomène : une part importante des Français arrivés au Québec sont déçus, mal dans leur peau et souhaitent prendre le chemin du retour. Le fondateur et administrateur de ce site s'appelle Yann Takvorian. Il habite le Québec depuis 11 ans et gère immigrer-contact.com depuis 3 ans. Il n'est pas surpris de sa popularité : « Ceux qui participent au forum sont désabusés par le Québec ou déjà sur le retour. Ils peuvent vraiment dire ce qui ne va pas avec le Québec alors qu'ils sont généralement censurés sur les autres sites. Immigrer-contact est le site mouton noir qui laisse enfin à chacun le loisir de s'exprimer ».
L'emploi, « nerf de la guerre »
Françoise, dans la cinquantaine, est un membre actif d'immigrer-contact. En 2005, elle s'est installée avec son mari dans la ville de Québec. « C'était un vieux rêve que d'aller vivre au Québec. J'y avais séjourné quelques fois, mais ce n'était pas assez pour prendre la température de ce que nous allions vivre par la suite. Nous voyions le Canada de façon très romantique. »
Les ennuis ont véritablement commencé quand, arrivée à Québec, elle a commencé à chercher un emploi. Alors qu'elle était formatrice en vente et manager en France, elle n'a pu se trouver qu'un emploi de simple vendeuse à Québec « Il faut absolument avoir une expérience québécoise pour espérer trouver un emploi intéressant là-bas. Vous ne savez pas le nombre de gens compétents étrangers au Québec qui n'arrivent pas à trouver du travail.» Et comme l'emploi est pour elle « le nerf de la guerre », son mari et elle ont choisi de prendre le chemin du retour vers leur Aquitaine natale après quinze mois de vie au Québec. « Nous avions tout vendu en France avant de partir : maison, voiture... et nous avons racheté tout cela au Québec. À notre retour en France, nous avons revendu à rabais. Nous avons perdu tellement d'argent. »
Le rôle de la Délégation : prévenir ou promouvoir?
Pour les internautes d'immigrer-contact, c'était le rôle de Délégation du Québec en France, chargée de recruter les futurs immigrants, de les prévenir de la difficulté de se trouver un emploi une fois atterris au Québec. Yann Takvorian, le fondateur du site, déclare que la Délégation est même coupable selon lui d'avoir carrément induit en erreur les candidats. « On se sent vraiment trompés par la Délégation qui nous a servi un argumentaire marketing fallacieux. C'est une véritable escroquerie. »
Il assure entre autres ne pas avoir été informé de la piètre qualité du système de santé. « La seul ressemblance entre le Québec et la France sur la plan médical est que l'on y possède une carte de santé. Or au Québec, il faut parfois attendre toute la journée pour voir un médecin. Des patients attendent même dans les corridors des hôpitaux sur des civières tellement le système de santé manque cruellement de ressources, » affirme Yann Takvorian.
Le système scolaire est aussi un point noir, selon lui. « La Délégation assure que les systèmes français et québécois sont équivalents, mais je n'ai jamais entendu un seul parent français affirmer que les écoles québécoises étaient bonnes! Les enfants n'apprennent pratiquement rien et les enseignants font des fautes de français. »
Il juge par ailleurs le marché de l'emploi réfractaire aux immigrants. « Les Français ne parviennent pas à retrouver au Québec le même niveau d'emploi qu'ils avaient auparavant en France. Il n'y a pas de reconnaissance de diplôme et on doit souvent changer de secteur. »
Un autre important mécontentement lié à l'emploi des immigrés au Québec réside dans la difficulté d'accéder aux ordres professionnels. La province compte un grand nombre de professions protégées ou réglementées : médecins, ingénieurs, dentistes, comptables, architectes, etc. Pour intégrer ces ordres, certains Français qui exerçaient le métier dans leur pays d'origine doivent repasser des examens, parfois même reprendre des cours, voire la formation au complet.
Au Bureau d'Immigration du Québec cependant, on dément fermement faire de la fausse représentation. À l'occasion des réunions d'informations sur le Québec, on insiste d'ailleurs sur la question des ordres professionnels. Ève Bettez, responsable de la promotion au Bureau d'immigration et animatrice des réunions d'informations, explique qu'une annexe doit même être remplie par les personnes dont la profession est réglementée au Québec. « Ils doivent signer cette annexe pour attester qu'il savent qu'il existe bel et bien un ordre professionnel au Québec pour l'emploi qu'ils exercent déjà et qu'ils devront, selon le type de travail, faire diverses démarches pour y accéder. Cette annexe est obligatoire : on ne délivre pas le visa si elle n'est pas remplie. »
Pour Mme Bettez, les critiques de certains Français à l'égard de la Délégation, qu'ils ne jugent pas assez franche avec les candidats, s'expliquent par le fait que beaucoup idéalisaient la province avant leur départ. « Quand on a un projet auquel on tient, on entend ce qu'on veut bien entendre. C'est humain. Et puis, la Délégation rencontre seulement 25% des candidats français à l'immigration. »
Par ailleurs, selon ses chiffres, aussi peu que 6% des immigrés Français au Québec seraient au chômage. C'est moins que la moyenne nationale canadienne, qui est de 8%, et encore moins que la moyenne française de 9%. « On entend toujours davantage ceux qui se plaignent que ceux pour qui tout roule au Québec. Ce sont eux qui parlent le plus fort », assure Mme Bettez. D'ailleurs l'emploi ne serait pas, selon les données de la Délégation, une des raisons majeures du retour. L'envie de retrouver sa famille en France serait ainsi la première cause du retour, suivie de la difficulté d'adaptation du conjoint et, finalement, eh oui!, de la rudesse de l'hiver.
Jamais si bien que parmi les siens
C'est d'ailleurs la famille qui a fait revenir Johanna, établie au Québec depuis près de sept ans. « L'éloignement de la famille, c'est vraiment ce que j'ai trouvé le plus dur au Québec. J'ai dû aussi reconstruire complètement ma vie, mon carnet d'adresse et me faire des amis sur qui compter, que j'ai pu appeler à 2h du matin, au besoin. » La toxicologue de 29 ans est revenue à Paris depuis novembre dernier. Elle s'est rapidement trouvé un emploi dans un institut en environnement, mais cherche toujours un logement. L'an dernier, elle a terminé sa thèse de doctorat, a quitté un conjoint québécois et s'est ainsi retrouvée à un point tournant de sa vie. « Avant de rentrer en France, j'ai fait une liste des pour et des contre. Il y avait simplement plus d'éléments en faveur de mon retour en France. Mais malgré cette décision, je sais que je serai toujours partagée entre le Québec et la France. Je n'exclut pas un jour retourner m'établir au Québec ».
Johanna voit son séjour au Québec comme une expérience de jeunesse à l'étranger. Son retour en France n'est pas pour elle un échec, mais une autre étape de sa vie. « Beaucoup de jeunes Français vivent leur immigration au Québec comme une simple expérience, pas nécessairement comme un projet de vie. » Selon elle, le Québec ne devrait donc pas s'alarmer de les voir rentrer puisque rester définitivement en Amérique n'était pas leur projet initial.
« Un bout de France en Amérique »
Une surprise attend presque toujours le Français qui arrive au Québec pour y vivre : le choc culturel. La langue commune qu'il partage avec les Québécois ne le prépare pas à cela. Beaucoup s'attendent à trouver au Québec « un bout de France en Amérique » plutôt que « l'Amérique en français ». Et encore, pas tout à fait le même français... Les Québécois ont un accent et un vocabulaire assez différent de leurs « cousins ». Ils ont leur propre office de régulation de la langue, l'Office québécois de la langue française (OLF), et refusent de se faire donner la leçon par la prestigieuse Académie française, l'équivalent en France de l'OLF. Johanna avoue même continuer, quelques mois après son retour en France, à utiliser des expressions typiquement québécoise. « Je sacre (jurer en employant des symboles de la religion catholique) et je dis bienvenue pour dire 'de rien' ».
La langue n'est qu'un aspect des différences auxquelles doivent se heurter l'immigrant français. Les fondements culturels sont aussi singuliers : « Je suis désolée de dire cela, mais je trouve que les Québécois sont très... anglo-saxon », lâche Françoise, comme si cela était une terrible insulte. Une vision de l'économie plus à droite malgré un système de protection sociale plus solide qu'aux États-Unis, une culture culinaire différente bien que d'inspiration française, des politiques axées sur la liberté individuelle : si les Québécois sont les plus « européens » des Nord-américains, ils sont avant tout des Nord-américains.
Les Français sont par ailleurs surpris de trouver au travail au Québec un organigramme déhiérarchisé : on y tutoie son patron et on entre dans son bureau sans rendez-vous. Comme aux États-Unis, les travailleurs sont généralement promus au mérite, plutôt qu'en fonction de l'ancienneté. Les emplois y sont plus précaires mais le taux de chômage, moins élevé. Même les relations d'amitié ont des codes différents. « Les Québécois sont, dans leurs relations sociales, moins spontanés que les Français, » selon Johanna. « Ils te demandent huit jours à l'avance si tu es libre pour venir souper... et te donnent rendez-vous à 17h! », soit trois voire quatre heures plus tôt que l'heure du dîner habituel des Français.
Yann Rocq, un jeune informaticien récemment installé à Montréal, auteur du blog humoristique mauditfrançais.com, est d'avis que trop peu de Français qui se préparent à immigrer au Québec connaissent vraiment la province. Avant de s'établir au Québec, il avait, lui, déjà passé plus d'un an à Montréal à l'occasion d'un échange étudiant. « Quand j'ai décidé d'immigrer de façon définitive, j'avais cessé d'idéaliser le Québec et je savais ce qui m'attendait. J'étais réaliste : je ne partais par chercher le caribou! » Selon lui, les clichés romantiques de « ma cabane au canada », du bûcheron boute-en-train et des grands espaces enneigés sont encore bien présents dans l'esprit d'un bon nombre d'immigrants.
Pour Yann, les Français déçus de leur immigration au Québec sont d'abord ceux qui n'y avaient jamais mis les pieds avant d'arriver. « Les gens ne se documentent pas et font aveuglément confiance en ce que leur dit la Délégation du Québec. Quand on part pour toujours, l'enjeu est gros et la pression est énorme. Il faut vraiment avoir passé du temps ici avant de prendre une telle décision. »
Yann Rocq est le beau-frère de Virginie et Ronnie, le jeune couple de Paris qui partira pour Montréal en septembre. Même s'il approuve leur décision d'immigrer, il croit néanmoins qu'ils commettent les erreurs typiques des Français qui arrivent au Québec et qui échouent leur immigration : ils n'ont jamais visité le Québec et fuient une France qu'ils détestent.
« On est conscient qu'on part à l'aveuglette », admet Ronnie, « on n'est peut-être jamais allés, mais on se prépare comme on peut. On lit des livres sur le Québec et on visite tous les jours le site web de radio-canada. » Il affirme savoir qu'il vivra tôt ou tard des chocs culturels dans son nouveau pays. Cela ne lui fait pas peur, bien au contraire : « J'ai envie de chocs culturels. Quand ils surviendront, ce sera la preuve que j'ai bel et bien quitté la France. Enfin. »