Comment rater à 100 % son immigration au Québec
Soumis par Ian le lun, 03/09/2007 - 08:55.
Il existe en France des gens excessivement brillants à qui tout réussi. De leur bouche ne jaillissent que d'implacables vérités. Leur compréhension universelle des hommes et du monde leur permet de s'exprimer sur n'importe quel sujet en société sans besoin de s'encombrer de faits vérifiés ou d'une argumentation solide. Les entreprises qui ont eu la chance de bénéficier de leurs services restent à jamais transfigurées par la flamme qu'ils leur ont insufflée et peinent à survivre à leur départ pour des sommets toujours plus vertigineux. Bien que ces authentiques génies suscitent bien des jalousies chez les personnes banales, leur vie est loin d'être idyllique. Beaucoup dissimulent en effet l'insoutenable douleur qu'ils éprouvent de n'avoir jamais connu l'échec.
Ayant étudié patiemment ces spécimens moins rares qu'il n'y paraît, je peux heureusement leur affirmer que même la déconfiture leur est accessible. Pour en bénéficier il leur suffit de s'expatrier au Québec et de suivre à la lettre les conseils prodigués dans ce billet que je tire de mon observation de leurs prédécesseurs. Je ne parle pas ici d'une petite déception dont ils se relèveront facilement et qui ne peut satisfaire que les médiocres, mais bien d'une désillusion à la hauteur de leurs immenses talents qui restera à jamais incrustée dans leur vie comme un caribou dans leur chaussure.
Prérequis
Un premier atout pour garantir votre future débâcle est de disposer d'un incommensurable ego. L'idéal est de sortir d'une grande école dans laquelle on vous a martelé durant des années que vous faites partie de l'élite de votre nation. La Médecine ou le Droit peuvent faire l'affaire, mais il semble que certaines écoles d'ingénieurs françaises fortement cotées représentent ce qu'il y a de mieux dans le domaine. Vous devez par ailleurs vérifier que vos motivations sont bonnes. Même si vous pouvez faire croire à votre entourage que vous souhaitez découvrir une autre culture ou avoir des relations enrichissantes avec des personnes très différentes de vous, il est primordial que vous soyez en réalité guidé par le désir de vous payer un écran plasma géant ou que l'on vous appelle un jour "Monsieur le Directeur".
Le deuxième préalable est d'avoir accumulé au fil du temps une inextinguible haine de votre pays natal. Votre dégoût de la France doit être suffisamment fort pour que vous vous sentiez incapable d'en citer le moindre aspect positif et que l'idée d'y passer une année de plus vous donne la nausée. Les sujets susceptibles d'alimenter cette colère ne manquent pas : hommes politiques corrompus, taxes insupportables, administration inefficace, non respect de l'environnement, etc. Cet exaspération constituera le terreau sur lequel vous pourrez faire grandir votre rêve d'un ailleurs meilleur, élément indispensable à votre future désillusion.
Lorsque vous vous serez convaincu à force de ruminations que l'expatriation est votre seul avenir, vous serez mûr pour assister à l'une des sessions d'information de la Délégation Générale du Québec à Paris. Lors de cet événement, un employé du gouvernement québécois vous présentera la province sous son meilleur jour afin de vous donner envie d'immigrer. Dans ce contexte, il est évident que les informations qui vous seront fournies seront tendancieuses ou incomplètes. Vous devez toutefois les considérer comme les seules fiables et vous abstenir à tout prix de poser des questions sur les côtés négatifs que l'on aurait omis de vous présenter. Vous vous créerez ainsi une vision idyllique du Québec qui sera forcément ternie par l'expérience que vous en aurez, tout en gardant de côté la DGQ comme bouc-émissaire en cas de besoin. Notez que cette dernière vous avertira peut-être des difficultés qui vous attendent, comme la non-reconnaissance de certains diplômes ou le protectionnisme des ordres professionnels. Une bonne partie de votre échec dépendra de votre aptitude à ignorer ces avertissements.
Préparation
Une fois que vous aurez pris la décision d'immigrer sur la foi des seules informations fournies par la DGQ, vous devrez vous lancer dans de longues démarches administratives pour obtenir votre visa et préparer votre départ. Il est bien sûr totalement inopportun que vous mettiez à profit cette attente pour vous documenter plus en détail sur votre destination puisque cela nuirait au fiasco total que vous avez projeté. Le meilleur moyen de construire votre futur effondrement est de vivre chaque événement néfaste de votre quotidien comme une raison supplémentaire de quitter ce pays de merde. Lorsque vous devrez faire face à des tracas personnels, administratifs ou financiers, relativisez-les systématiquement en vous répétant "je m'en fous, je me casse", ou encore mieux, "encore 147 jours et je me casse" (variante à modifier tous les jours). Tracez des traits sur les murs de votre chambre pour compter les jours restant comme un détenu qui attend sa libération, fâchez-vous avec vos meilleurs amis, brouillez-vous avec vos collègues... bref, faites votre possible pour saborder votre vie présente, guidé par la certitude que vous ne reviendrez jamais.
Plutôt que de prévoir un point de chute temporaire qui vous laisserait l'occasion de visiter et de trouver l'appartement de vos rêves, cherchez-en un de la France avec pour seule exigence qu'il soit situé sur le Plateau Mont Royal. Si possible, signez immédiatement le bail. Avec un peu de chance, vous vous retrouverez avec un logement pourri et très cher que vous serez obligé de garder pendant un an. Rappelez-vous par ailleurs que les services d'immigration du Canada exigent que vous disposiez d'une somme minimum pour survivre durant les premiers mois de votre installation. Il est important que vous mettiez exactement ce montant de côté. Pas un dollar de plus. Les raisons de ce point son trop évidentes pour être exposées.
Le grand saut
Si vous avez suivi à la lettre les conseils prodigués ci-dessus, votre naufrage ne devrait être qu'une question de mois. Quelques astuces simples vous permettront toutefois d'accélérer le processus une fois sur place. L'aspect le plus important est d'entretenir votre solitude. N'acceptez surtout pas d'échanger vos coordonnées avec les compatriotes dans la même situation, que vous trouverez éventuellement à l'aéroport ou dans les bureaux de l'immigration. Vous n'avez pas fait 5000 bornes pour vous retrouver avec des Français. Si des amis déjà présents sur place tentent de vous aider dans vos démarches ou de vous donner quelques conseils, repoussez-les violemment en disant que vous êtes assez grand pour vous débrouiller seul. N'assistez surtout pas aux réunions d'information organisées au Québec par le ministère de l'immigration pour aider les immigrés à s'intégrer ou trouver du travail. Ces séances infantilisantes sont réservées aux petits joueurs qui n'ont pas de Bac + 5.
Une autre astuce consiste à vous laisser toujours guider par l'émotivité et en aucun cas par l'analyse ou la réflexion. Bien que l'immigration soit une aventure difficile quel que soit le pays d'accueil, chaque déconvenue doit être vécue comme un insoutenable déchirement de l'image que vous vous étiez faite du Québec. Ne considérez surtout pas les petits incidents comme tels, mais toujours comme des claques d'une violence inouïe remettant systématiquement en cause votre décision de vous installer dans ce pays de merde. Lorsque vous affronterez des malentendus avec la population locale, n'essayez jamais de comprendre. Jugez. Veillez également à comparer sans arrêt le Québec à la France en accordant toujours la suprématie à cette dernière dans tous les secteurs. N'adoptez sous aucun prétexte les us et les coutumes de vos nouveaux hôtes. Essayez au contraire de trouver les bonnes adresses pour vous procurer à prix d'or tous les produits qui vous permettront de vivre dans ce lieux étranger sans changer d'un poil vos habitudes : fromage, vin, etc.
Côté emploi, il est hors de question que vous acceptiez un poste qui ne mette pas en valeur votre génie. L'acceptation d'un travail que l'on vous propose ne doit pas se baser sur son intérêt ou sa rémunération, mais uniquement sur la conservation du titre ronflant dont vous bénéficiiez en France. Même si les entreprises peuvent avoir du mal à vous situer faute de connaître vos diplômes ou vos anciens employeurs français, elles doivent être en mesure de détecter l'excellence qui émane naturellement de votre personne. Si vous obtenez un job malgré vos efforts, traitez vos collègues comme des sous-fifres et expliquez-leur comment ils doivent travailler. N'hésitez pas non plus à leur donner un avis définitif sur des sujets que vous maîtrisez mal comme la souveraineté du Québec ou la défense de la langue française.
Bien qu'il vous faille éviter comme la peste les immigrés français se plaisant au Québec, un atout indéniable pour mener votre malheur à son apogée est de trouver des immigrés de la même trempe que vous et d'organiser régulièrement avec eux des repas au cours desquels seuls les points négatifs du Québec seront abordés. Vous vous enfermerez ainsi dans une bulle totalement autonome et absolument hermétique à tous les bienfaits que la Belle Province peut vous apporter. Au bout de quelques mois à ce rythme, vous n'aurez plus qu'une idée en tête : retourner dans votre pays d'origine si génial auquel personne n'aurait jamais dû vous arracher. Vous pourrez enfin rentrer vivre en France, enrichi de cette expérience de l'échec que vous désespériez de vivre un jour.